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Le voyage du petit-fils du pharaon

De longues marches dans le désert, une coque en bois pour traverser la Méditerranée, l’odyssée de Driss, 26 ans, s’écrit entre Sohag, ville du centre de l’Égypte, et Paris. Histoire invisible et extraordinaire d’un sans papier égyptien.

Driss c’est le sans papier qui a retapé ton appartement. Ni plus, ni moins. Sans valises, sans un sou, sans connaître un mot de français, Driss débarque à Gare de Lyon en mai 2016, du haut de ses 22 ans. Aujourd’hui, il en est certain, le voyage est fini. Son avenir s’écrira ici. « Je partage un deux pièces proche de Stalingrad avec mon oncle et mon frère, je m’y sens bien. » Comme il aime en plaisanter : « Ma vie s’organise autour des ‘trois-huit’ : sur les vingt-quatre heures d’une journée, je dors huit heures, je travaille huit heures et je m’amuse huit heures. »

Portrait de Driss par Irène Lenis

Driss passe son temps libre dehors. Et c’est le dimanche matin que Driss attend avec le plus d’impatience. Il exhibe fièrement son maillot du Zamalec, le club de football cairote qu’il supporte depuis tout petit, pour rejoindre un city stade proche de l’avenue Jean-Jaurès où se réunissent chaque semaine une trentaine de jeunes du quartier. Quatre équipes, premier à deux, gagnant sur terrain. Ici, ça joue sérieux, les joueurs ne plaisantent pas. « Atrok Altura », « Ça vient !», « Deixe ! »  En français, en arabe, en portugais ou en wolof, les joueurs s’encouragent et s’invectivent dans un joyeux foutoir. Driss impose sa carrure taillée dans le granit égyptien. Infatigable, il empile les buts sur le terrain et enchaîne les Marlboro bled entre deux matchs : « Elles grattent la gorge mais me rappellent le pays. Je fume depuis que j’ai 13 ans. Un paquet pour une journée normale, un et demi quand je suis énervé. »

 

Sur un city stade proche de l’avenue Jean-Jaurès, les parties s’enchaînent. Crédits : Maël Jouan

 

Driss a beau marteler : « Je n’ai pas le temps de regarder en arrière, j’avance », sa longue cicatrice au mollet lui rappelle avec nostalgie le temps où il escaladait les collines de pierres derrière la maison familiale. Quand le manque du pays se ressent, il prépare un plat de lapin molokheya que lui cuisinait sa mère deux fois par semaine quand il était enfant. Depuis quelques temps, Driss se replonge dans son passé et écrit son récit de vie qu’il a intitulé : « Le voyage du petit-fils du pharaon ».

À peine majeur, déjà sur la route

Enfants des rues de Sohag, assis face au Nil, Driss se revendiquait libre et rêvait d’ailleurs. Et même s’il ne cache pas un désir d’aventure, il connaît des difficultés en Égypte. Joindre les deux bouts est un combat quotidien. À 18 ans, après avoir accumulé un petit pécule, il met les voiles contre l’avis de sa famille : direction Sollum, dans le nord-ouest de l’Égypte. Un soir, il grimpe avec une quinzaine d’autres migrants à l’arrière d’un pick-up. Le 4×4 se faufile entre les dunes, phares éteints, sans suivre les pistes. Arrivés à Ajdabiya en Libye, ils sont enfermés par leurs passeurs dans une petite case deux jours durant. Son périple continue jusqu’à la banlieue de Tripoli où des taxis les attendent pour les déposer dans le centre-ville. Driss demeurera 4 ans dans une Libye devenue instable après la chute de Mouammar Kadhafi en 2011.

Ce trajet, il le répète en sens inverse en 2014 pour s’offrir quelques mois de répit en Égypte. Trois gouvernements rivaux plongent alors la Libye dans une guerre civile. Conflit dans lequel s’engouffrent milices locales et groupes djihadistes.  Les combats se rapprochent de Tripoli, où l’aéroport international subit des bombardements. Driss habite non loin de là, il côtoie la mort et décide de la fuir. L’idée de traverser la Méditerranée germe dans son esprit.

Au bout de la traversée, un bateau MSF

« Tu pars la semaine prochaine » lui annonce un jour un passeur. Driss ne prévient personne, sa famille le croit mort. De nuit, avec deux amis, il rejoint une plage à l’extérieur de Tripoli. Au petit matin, il découvre deux cents migrants, majoritairement originaire d’Afrique subsaharienne, patientant sur cette langue de sable.

S’ensuivent 25 jours d’attente, sans moyen de communication. « J’avais de la chance, je connaissais les passeurs, ils m’amenaient à manger et des cigarettes. Pour les autres c’était horrible : coups, vols et racket. » Le 26e jour, à deux heures du matin, il embarque avec trente personnes sur un vieux bateau en bois. La mer est calme, le moteur tient la route. « Je n’ai jamais eu peur » jure-t-il.

Pourtant, un souvenir le hante : les cris alarmés d’une famille syrienne, dont le père tente tant bien que mal de rassurer femme et enfants. Dix heures de traversée, un bateau MSF à vue, ils sont sauvés. Débarqué dans le port de Catane, il affirme aux autorités italiennes être Libyen, évitant ainsi une reconduite à la frontière. Après un court séjour en prison, les trois Égyptiens se voient notifier une obligation de quitter le territoire sous sept jours. Ils décident de tenter leur chance en France. Après deux tentatives infructueuses en train – ils seront contraints par les douaniers de descendre – Driss essaie une troisième fois. Ses deux compagnons de voyage optent pour une traversée des Alpes à pied.

Sorti de la gare de Lyon, Driss, hagard, déambule au hasard des rues de Paris. Le portable qu’il a acheté quelques jours plus tôt à Catane est déchargé. Sa bonne étoile, qui ne le quitte pas depuis son départ d’Égypte, le guide à la grande mosquée de Paris. Il s’effondre sur un tapis de prière. Réveil à une heure du matin, la mosquée ferme. « Je me suis retrouvé dehors, j’ai demandé une clope à un Tunisien, je lui ai raconté mon histoire, il m’a dit ‘t’inquiète viens dormir chez moi’. » Son portable rechargé, il contacte un oncle éloigné. Ce dernier accepte de l’accueillir.

Demande à la poussière

Ce périple, Driss a dû le financer. Travailleur acharné, il est aujourd’hui employé d’une petite entreprise du bâtiment. Six jours sur sept, il ponce, peint, carrelle et rénove. « La paie n’est ni bonne ni mauvaise, c’est ok » explique-t-il avec de grands gestes. Il n’en dira pas plus.

Dès 11 ans, cinq mois sur douze, il récolte les fruits avec son père avant d’aller les vendre au marché. Il tient son premier étal à 14 ans. Difficile d’allier école et travail : l’adolescent abandonne les études à 17 ans malgré un attrait pour les mathématiques et l’histoire d’Égypte. Pour payer les 1 000 euros qui lui permettront d’atteindre la Libye, Driss devient manœuvre dans les carrières de granit à Mynia. « Je creusais la montagne pour y placer de la dynamite. Le granit de Mynia, c’est le plus dur au monde ».

Son travail le plus éprouvant ? Incontestablement dans une fonderie de Tripoli. « Il n’y avait pas de sécurité, l’air brûlait et à la moindre erreur, l’équipe pouvait mourir. Les accidents étaient fréquents : mon coéquipier a perdu un pied, du cuivre fondu lui a coulé dessus. » Dans cette fonderie, les ouvriers sont Égyptiens, Soudanais, Gambiens ou Ghanéennes. « Seuls les chefs étaient Libyens, mais ils ne risquaient rien ».

« Des papiers, une famille, une entreprise, un pavillon et deux chevaux »

Si le voyage qu’il a longtemps fantasmé est terminé, Driss continue de rêver : d’un destin à la Mohamed Al-Fayed. Ce fils d’instituteur, adolescent-vendeur de Coca-cola dans les rues d’Alexandrie est l’actuel propriétaire du Ritz, à la tête d’une fortune estimée à 1,5 milliard de dollars, selon Forbes. Pour l’avenir, le « petit-fils du pharaon » se fixe cinq objectifs : « D’abord je vais obtenir des papiers, puis j’ouvrirai mon entreprise que j’appellerai ‘Pyramides’. Je fonderai ensuite une famille et j’achèterai un pavillon où je mettrai deux chevaux. »

 

La circulaire Valls du 28 novembre 2012

Cette circulaire vise à clarifier les règles en matière de régularisation des sans-
papiers. Selon le paragraphe 2.2.1, l’étranger doit justifier d’une activité 
professionnelle en France d’au moins 24 mois dont 8 mois consécutifs ou non dans les 12 
derniers mois avant le dépôt de la demande.
Driss répond aux conditions fixées par ce texte.

 

Le jeune homme espère obtenir un titre de séjour rapidement. « Je travaille depuis 4 ans, sans vacances, je paie mes impôts et j’ai gardé tous les justificatifs ». En attendant, il assure ne pas avoir peur de recevoir une OQTF (Obligation de quitter le territoire français) : « Je ne fais rien de mal, j’exerce un travail dont les Français ne veulent pas et en quatre ans je n’ai été contrôlé qu’une seule fois, par la sécurité RATP ».

Il ne sait pas encore où acheter ce pavillon. Décision difficile pour un homme attiré par les grands espaces. Mais il l’affirme avec gaieté : « Je veux rester libre. Dans le pavillon, il y aura un lit pour ma femme et moi, rien d’autre. Comme ça, on s’occupera comme on veut ». Quant aux deux chevaux, nul doute que l’un aura le même nom que celui qu’il montait avec son père : الدجال .

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