A côté de la station Blanche, à deux pas des boutiques pour touristes et des restaurants chics, se cache une étrange bibliothèque. « La Rue » a depuis 1998 l’objectif de diffuser une « contre-culture » anarchiste. Une ambition qui passe par la mise à disposition de livres, mais aussi par la possibilité de rencontrer et discuter avec des anarchistes.
Franck, Charles, Michel et Jean ne s’attendaient visiblement pas à recevoir un visiteur. Jean, la vingtaine vieillie par une barbe digne de Bakounine, lève le nez de son cahier où il recopie attentivement des manuscrits. Michel, un soixantenaire au visage buriné, installe de nouvelles étagères. Ils sont rares, les inconnus qui franchissent le seuil de la bibliothèque anarchiste La Rue, au 10 rue Robert Planquette, dans le 18e arrondissement de Paris.
Ça n’est pas si étonnant, si on y réfléchit un peu. Une bibliothèque ouverte deux heures et demi par semaine les samedis après-midi, au fond d’une impasse, à la devanture noire peu engageante : on ne cherche pas à attirer le lecteur. Franck, entre deux bouffées de cigarette électronique, le confirme : « Il y a très peu de sorties de livres, et encore moins de retours. » Le tract affiché à l’entrée est clair : La Rue est plus qu’une simple bibliothèque. C’est un lieu où une contre-culture anarchiste se perpétue et se discute au travers des livres. On y vient pour retrouver ou rencontrer des « compagnons ».

L’anarchisme en France aujourd’hui, c’est quoi ?
L’anarchisme est aujourd’hui un courant minoritaire en France. Refusant les organisations et les partis, prônant souvent l’anonymat, le nombre de ses membres est difficile à évaluer. Si les organisations ouvertement libertaires, comme la Fédération Anarchiste (FA), rassemblent à peine 300 ou 400 personnes, une nébuleuse de sympathisants s’y ajoute. Indépendants, communautés autogérées, et pourquoi pas, « black blocs », participent ainsi à l’actualité du mouvement anarchiste.
La bibliothèque La Rue est en l’occurrence le QG du groupe Louise-Michel, un groupe libertaire affilié à la FA. Ses membres restent réalistes : ils savent bien qu’ils ne vont pas abattre l’État ni vivre dans des communautés autonomes. Mais cela ne les empêche pas de vouloir vivre leur vie selon leurs principes et de les partager avec les intéressés. « Je ne changerai pas le système, mais le système ne me changera pas ! » s’exclame fièrement Michel.

« Si l’anarchisme est un concept politique, le libertarisme est une philosophie de vie qui s’exprime dans tous les domaines du quotidien », poursuit Michel. Il s’agit d’être maître de son existence, et de ne reconnaître que l’autorité qu’on a choisie. Pour lui, qui a passé beaucoup de temps en manifestation et dans des squats, la solidarité est une valeur cardinale. Un jour d’évacuation de squat par la police, il est revenu sur ses pas. Pas question de laisser son ami qui avait les pieds plats se faire arrêter seul. « Pourquoi lui se ferait coffrer et pas moi ? Moi je cours vite, lui ne peut pas, ça n’est pas juste. »
Une bibliothèque empreinte d’histoire
Dans le groupe Louise-Michel, l’anarchisme est très intellectualisé. Franck et Charles y sont venus par leurs lectures. Déjà sensibilisés aux questions d’autorité ou de pacifisme, ils ont trouvé dans la prose de Bakounine, Proudhon, Malatesta ou Elisée Reclus un écho à leurs propres convictions. Les deux amis sont à leur aise dans cette bibliothèque, entre les ouvrages sur la Commune ou le féminisme, les portraits de Louise Michel, et les anciennes affiches militantes placardées aux murs.

Le local de La Rue est un lieu empreint d’histoire anarchiste. Prévert et Ferré fréquentaient l’endroit, tout comme les républicains espagnols réfugiés à Paris après la prise de pouvoir de Franco. Puis le groupe Louise-Michel s’y est installé en 1969. Les premières émissions de Radio Libertaire, la voix « sans dieu ni maître ni publicité », ont été enregistrées au sous-sol en 1981. Le lieu a finalement ouvert au public comme bibliothèque il y a 20 ans. L’origine des collections reste mystérieuse : probablement un héritage de la FA.
Aujourd’hui, la bibliothèque sert surtout de lieu de rencontre. Elle accueille les réunions de plusieurs groupes et propose des événements publics autour de l’anarchisme. L’anarcha-féministe Hélène Hernandez animera une soirée le 13 décembre prochain. Il portera sur le n°10 du journal féministe et libertaire Casse-rôles. Thème de la rencontre : les violences faites aux femmes. L’occasion pour les curieux de découvrir une pensée, des opinions, des personnes et peut-être, comme dit Charles en souriant, de « changer le monde » !
Mariette Thom
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