À la veille d’une seconde journée de mobilisation contre le projet de réforme des retraites, retour sur la première manifestation du jeudi 5 décembre qui a réuni 1 million et demi de personnes dans tout le pays, selon la CGT. Émaillée de quelques tensions avec les forces de l’ordre (habituelles depuis 2016 et le mouvement contre la loi de travail), la manifestation parisienne est une réussite pour les participants qui espèrent maintenant l’inscription du mouvement dans la durée.
Cela faisait longtemps que les sonos des centrales syndicales n’avaient pas résonné dans les rues parisiennes. Il flotte comme un air de revanche pour ces corps intermédiaires que d’aucuns jugeaient dépassés, désuets ou même disparus. Ils ont relevé le défi de faire descendre massivement les manifestants dans la rue, ce jeudi 5 décembre, pour exiger le retrait du projet de réforme des retraites. À Paris, la manifestation a réuni entre 60 000 manifestants (selon la préfecture) et 250 000 selon les syndicats.
« Convergence des luttes »
Midi. Le boulevard Magenta (entre la Gare de l’Est et la place de la République) est déjà habillé des couleurs classiques de manifestation. Rouge pour la CGT et Force Ouvrière, violet pour Solidaires et maintenant jaune pour les « gilets jaunes » qui se sont agrégés au défilé syndical. Tous les secteurs sont représentés : les avocats, le personnel hospitalier, les étudiants, les cheminots, les enseignants. Enfin la démonstration de la sempiternelle « convergence des luttes », selon certains manifestants.
Les enseignants sont mobilisés en nombre. Crédits : Alice Bouviala
Yohann, 30 ans, professeur d’économie dans un lycée d’Argenteuil en est satisfait. « Cela fait longtemps qu’on attendait une convergence comme celle-là, il y a une accumulation de la colère et il fallait que ça éclate. Toucher aux retraites c’est la goutte de trop. » Le spectre du mouvement de 1995 inspire le jeune enseignant. « En 95 on a paralysé le pays pendant 3 semaines, cette fois-ci on doit faire mieux ». Défi lancé.
14 heures. La manifestation s’élance et… s’immobilise rapidement. Les cortèges se densifient mais peinent à avancer. À peine 50 mètres en 1h30. Plus loin, la tête de la manifestation est bloquée. Elle atteint la place de la République à 15 heures. Un « bloc » s’y forme et les affrontements avec la police commencent. Pendant une heure, les « éléments radicaux » lancent des projectiles sur les forces de l’ordre qui répondent à coups de lacrymogènes.
Un important dispositif policier était déployé tout le long de la manifestation. Crédit : Mathieu BARRERE
Contourner les charges policières
La panique s’empare quelque peu du cortège. Beaucoup de manifestants, lassés de faire du sur place, essayent de rejoindre la place de la République. En vain. Ils se retrouvent au milieu des affrontements et du nuage de lacrymogènes. La foule se disperse dans les rues adjacentes pour essayer de poursuivre la manifestation en évitant les charges de police.

Un groupe de manifestants s’engouffre dans la rue Albert Thomas. Ils se retrouvent cernés, d’un côté par des CRS et de l’autre par la BRAV (Brigade de Répression de l’Action Violente), les nouveaux « voltigeurs ». Impossible de rejoindre « répu », pluie de gaz lacrymogènes, détonations de grenade… Beaucoup font demi-tour, quelque peu agacés. Tout en soulageant ses yeux grâce à du sérum physiologique, Alice, étudiante, s’exclame : « On est où là ? on peut même plus manifester en France. On se fait gazer dès qu’on descend dans la rue. C’est plus possible! »
16 heures. Retour forcé boulevard Magenta, lui aussi recouvert d’un nuage de lacrymogènes. Toutes les parallèles à gauche sont bloquées par les forces de l’ordre. Mouvement de foule. Les manifestants rebroussent chemin vers les cortèges syndicaux. La manifestation n’a pas démarré et le climat se tend progressivement. Certains abandonnent : « je me tire c’est plus possible » lâche un étudiant agacé par la situation.
Les manifestants redoublent d’ingéniosité pour afficher leurs banderoles. Crédit : Mathieu BARRERE
17 heures. Les manifestants atteignent finalement la place de la République, après avoir contourné par le boulevard Saint-Martin. La ferveur du début reprend. Une banderole géante est étendue sur un immeuble. On y lit « les grandes révolutions naissent des petites misères comme les grands fleuves des petits ruisseaux », une référence à Victor Hugo applaudie par la foule.
Rendez-vous mardi
Des colonnes de pompiers grévistes traversent la place, dans une allure triomphante. La foule se réjouit de leur présence et chante « Les pompiers avec nous ! ». La place est quasiment remplie, mais les heurts continuent à la jonction avec le boulevard Magenta. Les forces de l’ordre durcissent leurs méthodes. « Répu » est inondée de gaz. Les « Black bloc » comme les manifestants s’écartent les yeux rougis. Là encore c’est l’incompréhension qui règne. Une mère s’éloigne avec sa fille. « Trop c’est trop. On s’en va. » lâche-t-elle en quittant la manifestation.
Arrivés place de la Nation, les manifestants célèbrent la réussite de la mobilisation. Crédit : Alice Bouviala.
Tandis qu’une partie des cortèges syndicaux stationne encore aux alentours de gare de l’Est, la tête de la manifestation se remet en marche. Ils chantent « Tout le monde déteste la police » ou « Aha! Anti! Anticapitaliste!». D’autres reprennent les chansons emblématiques des « gilets jaunes ». Les premiers manifestants atteignent la place de la Nation aux alentours de 18h30. La fin de la manifestation n’arrivera quant à elle à destination qu’à 20h, là encore sous une pluie de gaz lacrymogènes.
C’est l’heure de ranger les drapeaux et de se disperser. Tous sont satisfaits. Les premier chiffres tombent et confirment les espoirs. « C’est une réussite, un bon début pour mettre la pression au gouvernement. Il faudra faire mieux à la prochaine journée » anticipe déjà un manifestant. Faire mieux. Une nécessité pour les organisations syndicales. À la veille de l’annonce des contours de la réforme par le gouvernement qui se dit « encore ouvert aux négociations avec les syndicats », la capacité de mobiliser plus de monde conditionnera leurs chances de mettre en échec l’exécutif.