Problèmes de papiers, virées de la police, risques d’expulsion, nuits dehors… Le quotidien des vendeurs de cigarettes à la sauvette de la Chapelle est rythmé par la précarité et l’incertitude du lendemain.
Ce sont des itinéraires de misère qui se croisent sur le carrefour venteux de la Chapelle, réunis par seulement quelques paquets de cigarettes de contrebande, et par deux mots, toujours les mêmes, répétés comme un refrain « Marlboro Bled, Marloboro Bled. » Ils sont le plus souvent postés tels des guetteurs, adossés aux grilles froides du square Louise-de-Marillac, déambulant parfois, s’éloignant peu. C’est un travail à plein temps, vendeur de clopes à la sauvette.
Le passant pressé, s’efforçant tant bien que mal de se frayer un chemin entre les attroupements pour atteindre sans encombre l’autre côté de la place, les prendra pour une bande organisée. A tort : ils sont tous indépendants. Le matin, ils achètent chacun une cartouche vingt-cinq euros à un fournisseur, puis écoulent leur stock personnel pendant la journée. Le maigre bénéfice va dans leur poche. « C’est cinquante centimes la cigarette à l’unité, cinq euros le paquet de Marlboro, quatre euros les autres » détaille Khaled, vingt-six ans, emmitouflé dans un gros anorak noir pour se protéger du vent. « On gagne entre quinze et trente euros par jour, parfois plus » estime-t-il. « On s’en sert juste pour manger » tient à préciser Zinédine, qui s’est joint à la discussion. Et quand il y a de la marge, elle est investie dans un pull, ou dans un pantalon. « Il n’y a pas d’argent, pas de travail, pas de maison » résume Nadir dans des bribes de français. « Denia ! C’est la vie » traduit Khaled, comme pour se faire une raison.
Embourbés dans des méandres administratifs sans fin
Lui aussi rêvait d’Europe. Maintenant il dort sous un pont, à Jaurès. Malgré les aléas de la rue, il vit à un rythme d’horloger : douche gratuite vers 9h à la Villette, puis reprise du service, sans interruption de dix heures à vingt heures, parfois vingt deux. « Quand j’ai le moral » précise-t-il, ce qui n’est pas gagné. Au Maroc, il était coiffeur ; ici, sans-papier. Arrivé en France il y a trois mois, il a d’abord travaillé en Turquie, puis atteint la Grèce, traversé l’Europe par la route des Balkans jusqu’à franchir la frontière de l’Allemagne, où il est resté six mois avant de poser le pied sur le trottoir de la Chapelle. Si sa trajectoire ressemble étrangement à celle des migrants soudanais ou afghans, une chose les sépare. Khaled vient d’un pays considéré comme « sûr » par l’Etat français, et ne peut prétendre à l’asile politique. Comme les autres, il est embourbé dans des méandres administratifs dont il ne voit pas la fin.

« C’est la galère » résume Ali, le teint hâlé et les lèvres gercées par le froid. Pour lui, tout avait pourtant bien démarré. Son père, ouvrier dans le bâtiment depuis des dizaines d’années, l’avait fait venir d’Algérie en 2010 grâce au regroupement familial. A dix-sept ans, il s’était appliqué, avait commencé des cours de français, dégoté un travail dans la construction… Jusqu’à ce qu’en 2014, il oublie de renouveler son titre de séjour. Et tout a dégringolé.
« J’ai rien fait. Je vends juste des cigarettes, je vole pas »
La suite n’est qu’une longue série de péripéties qui semblent l’éloigner chaque fois un peu plus du point de départ. En 2014, il rentre au Maroc, avec l’idée fixe de repartir, le plus vite possible. Déterminé, il embarque clandestinement dans un bus en 2018, direction la France : « la place à côté du moteur, les flics n’ont rien vu. » glisse-t-il d’un air malicieux. C’était une demie-victoire. Depuis son retour, il vit dans la crainte d’une interpellation policière. « J’ai déjà fait trois séjours en CRA – centre de rétention administrative, où sont enfermés les étrangers en situation irrégulière – et la dernière fois, on m’a relâché avec une OQTF ». L’ Obligation de quitter le territoire français est un document valable un an qui le rend expulsable à tout moment vers son pays d’origine. « J’ai rien fait. Je vends juste des cigarettes, je vole pas » répète-t-il, comme s’il avait à justifier son existence. Et d’énumérer d’un air anxieux les documents administratifs qu’il a remis à la préfecture, les yeux dans le vague. « J’ai mes bulletins de paie, mon récépissé, mes certificats de l’école… » Il s’arrête brusquement, se parle à lui-même : « C’est sûr qu’ils vont me ramener au centre. Un an, c’est trop ».
« La police prend tout notre stock, et notre argent »
L’angoisse d’Ali est fondée : la police fait des virées quasi-quotidiennes sur la place de la Chapelle. Ce jeudi de décembre, des agents, droits dans leurs bottes, viennent effectuer leur contrôle routinier. L’un deux a interpellé un vendeur et le fouille méthodiquement. L’homme écarte les bras sans mot dire. A quelques mètres, Khaled semble de pas y prêter attention, tant cette scène est habituelle. Tout à coup, les mains gantées du policier devinent la forme d’un paquet de cigarettes dans la poche de l’homme. D’un geste, l’agent s’en saisit, l’écrase et le jette à la poubelle sans hésitation. « Ils nous prennent tout notre stock » souffle Khaled en gardant un œil discret sur la scène. « Et même notre argent. Une fois, ils m’ont pris cinquante euros ». La paie de la journée. Il arrive aussi fréquemment que les vendeurs soient embarqués : Mohammed a passé trois jours en garde à vue à la suite d’un contrôle, et est ressorti avec deux mois de sursis.
« N’importe quel travail vaut mieux que de vendre des cigarettes » résume Ali, approuvé de la tête par les autres. « On ferait tout pour faire autre chose, mais moi je peux pas mendier. Il me reste un peu d’honneur, tu comprends? Même demander une clope je n’arrive pas ». « Il nous faut du courage, beaucoup de courage » soupire Khaled en esquissant un sourire fatigué. En prononçant ces mots, il lève les bras comme pour implorer le Ciel.
Pour aller plus loin:
https://www.streetpress.com/sujet/1522748468-vraie-vie-des-vendeurs-clopes-la-chapelle
2 commentaires
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