Paris va inaugurer le mois prochain le tout premier centre de données entièrement détenu par la Ville. Implanté à La Chapelle (XVIIIème arrondissement), ce data center concrétise la volonté, pour la capitale, de combler son retard en prenant le contrôle de son cyberespace, volet essentiel en vue des prochaines municipales de 2020.
Paris développe sa souveraineté numérique. Annoncé depuis près d’un an et demi par la Mairie, l’ouverture d’un centre de données digitales propre à la capitale avait été reportée à de multiples reprises. Une conférence de presse prévue le 16 avril dernier en présence du Premier adjoint à la Ville, Emmanuel Grégoire, devait alors marquer pour de bon le lancement du site.
Mais là encore, l’incendie de Notre-Dame, la veille au soir, a bousculé le calendrier des élus. Si aucune date n’a officiellement été retenue à ce jour, on assure pourtant à la Mairie que l’inauguration devrait vraisemblablement avoir lieu « à la fin du mois de mai ».
Un enjeu politique et économique
En attendant, la direction ne s’y trompe pas et verrouille sa communication sur ce dossier marqué par la confidentialité. L’enjeu, lui, est de taille. Parvenir à stocker et à gérer, dans un même lieu physique, l’ensemble des données numérisées de la vie de la capitale. À la Ville, donc, on reconnaît que « la question de la souveraineté numérique est une question transversale », comme l’admet Antoine Demière, attaché de presse auprès d’Emmanuel Grégoire, avant d’ajouter « la nouveauté, c’est que la Ville passe en gestion propre, avec un local où nous allons héberger nos données, c’est-à-dire celles de Paris, des Parisiens, de Paris Habitat, d’Eau de Paris ainsi qu’une partie des données de l’AP-HP. Nous n’aurons plus d’opérateurs privés pour contrôler nos données, alors que nous étions auparavant rattachés à IBM. À la Mairie, le cabinet du Premier adjoint est relié à la direction des services d’informatique et du numérique (DSIN). C’est elle qui a géré le projet. »
« un tournant majeur pour l’administration parisienne et la politique d’innovation menée par LA VILLE »
Dans son volet d’aménagement destiné à repenser la manière d’occuper l’espace urbain, le programme de la Maire affirmait, en 2014, vouloir regarder « différemment la ville et tous ces petits espaces que nous avons tendance à ignorer », en évoquant notamment les sous-sols comme « des data centers en devenir, des pièces de stockage et d’archives. » Dans cette optique, la Ville a logiquement tenu à se féliciter, via un communiqué, d’un « tournant majeur pour l’administration parisienne et la politique d’innovation menée par Anne Hidalgo », et assure par ailleurs que l’infrastructure présentera « le plus haut niveau de résilience possible face aux pannes en Île-de-France ».
Le projet porte également une dimension économique: il s’agit d’une part d’accroître la sécurité des entreprises collaborant avec la Ville, en développant notamment des applications et des services numériques, alors même que le numérique décuple la place des entreprises au sein de la notion de souveraineté et que pas moins de 51 data centers privés sont déjà implantés à Paris. Interrogé en mai 2018, Henri Verdier, l’actuel ambassadeur français pour le numérique, expliquait à ce propos que « le fait de penser la donnée comme une infrastructure est un enjeu majeur de souveraineté économique. « Data is the new oil » était un slogan imprécis. Car les données sont un terrain dans lequel on « plante » des services. Et la question est alors : qui est propriétaire du terrain ? Il vaut mieux, je crois, y asseoir les services publics et l’économie française. »
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Une volonté d’aménagement urbain

Le choix du quartier de La Chapelle, au nord-est de la ville, porte lui aussi une signification particulière, à quelques kilomètres de Pantin, où trône le plus grand data center de France. « Un choix fort et symbolique » indique la Mairie, désireuse de « récréer de la valeur dans un quartier qui en perd ». Le centre de données, lui, est implanté sur le site de Chapelle International, un hôtel logistique inauguré en juin 2018 et détenu par la société parisienne Sogaris, spécialisée en logistique urbaine. Sur 45 000 m², le complexe comprend « un terminal ferroviaire, une messagerie du groupe La Poste, un magasin-entrepôt Métro, mais également des activités tertiaires comme un restaurant, une salle de sport ou des espaces de bureaux, ainsi que de l’agriculture urbaine en toiture », précise Jonathan Sebbane, directeur général de Sogaris. En bonne harmonie avec la Mairie, le propriétaire n’a pourtant pas travaillé à l’organisation du data center avec les services de la Ville, à l’exception d’une visite de reconnaissance pour en constater la sécurité. « La Ville de Paris sera sur un site qui nous appartient mais sera quand même dans ses murs », clarifie la société basée à Rungis.

L’équipement sera pourtant bien lié à l’ensemble du bâtiment, selon une logique de rationalisation écologique, qui compte utiliser la chaleur induite par les circuits de refroidissement des serveurs de stockage. « Une station de chaudière urbaine utilisera l’énergie produite par le data center pour les réintroduire dans une boucle de chaleur qui servira non seulement le bâtiment lui-même, labellisé Haute qualité environnementale (HQE), mais aussi une partie de l’éco-quartier de La Chapelle », détaille Jonathan Sebbane, alors que le reste du quartier sera livré d’ici quatre ans.
Souveraineté, autonomie ou indépendance ?
Introduite à partir de 2011 dans le débat public à l’initiative de Pierre Bellanger, la souveraineté numérique reste un notion récente. Si la souveraineté, elle, se définit traditionnellement comme « le pouvoir de pouvoir », son application au champ du numérique continue de diviser les experts, qui tentent de la distinguer des notions d’autonomie ou d’indépendance numérique, liées, pour leur part, aux individus plus qu’au collectif. Dans son rapport publié l’an dernier, la Cerna (Commission de réflexion éthique de la recherche en science et technologies du numérique d’Allistene) se proposait de définir la souveraineté numérique comme la capacité de contrôler « l’émission, la réception, le stockage et la transformation de l’information ».
« L’information est aujourd’hui une clé de voûte de la souveraineté. C’est elle qui permet de savoir, de décider et de donc de communiquer »
Car c’est désormais l’information qui forme l’une des clés de voûte de la souveraineté. C’est elle qui permet de savoir, puis de décider et de communiquer en conséquence. « Si pendant longtemps l’information servait surtout au renseignement pour disposer d’un avantage sur ses rivaux, elle prend aujourd’hui une dimension plus importante encore, puisqu’elle devient le support et la condition de toute vie sociale, qu’il s’agisse des échanges interhumains, des banques, des systèmes d’information hospitalier ou encore de l’administration », analysent ainsi ses trois rapporteurs, MM. Ganascia, Germain et Kirchner.
Le data center, alternative sécuritaire au cloud
Il s’agit, surtout, de préserver une dimension éthique, avec la question centrale de la sécurité des données des Parisiens. La volonté de la Ville d’assurer le contrôle de sa mémoire numérique s’inscrit bien, en effet, dans un projet de dématérialisation des services publics et de leurs données. Mais face à l’enjeu sécuritaire, la Mairie n’a pas fait le choix du tout numérique, en refusant l’option du cloud, l’autre solution de stockage de données. Si celle-ci bénéficie d’un moindre coût, ces nuages informatiques ne réunissent pas pour l’heure les conditions nécessaires à la sécurité numérique d’une ville comme Paris. En cause, la priorité donnée par la Mairie à la sécurisation des données privées de ses habitants. Un lieu d’hébergement physique s’imposait alors pour traiter des données aussi personnelles que celles relatives à l’identité, mais aussi au parcours médical, professionnel, et mémorielles avec, par exemple, le cas des photos et des courriers.

La possession, par ailleurs, de son propre data center pourrait permettre aux services de la Ville de lutter plus efficacement contre la cybercriminalité, voire le cyberterrorisme, bien qu’aucune mesure spécifique n’ait été annoncée en ce sens.

Autant de volets sur lesquels la Mairie tarde à alerter les Parisiens. Il y a deux ans, Guillaume Poupard, le directeur de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) affirmait déjà, de son côté, la nécessité d’une pédagogie en matière de souveraineté numérique à l’échelle cette fois-ci nationale, à l’occasion des Assises de la sécurité et des systèmes d’information : « La sensibilisation de tous les publics à la sécurité du numérique est capitale. La France participe activement au mois européen de la cybersécurité, une initiative pilotée par l’ANSSI au niveau national. De nombreux outils pédagogiques ont été réalisés pour permettre aux nouveaux citoyens numériques de s’engager et de s’approprier les bonnes pratiques indispensables à la résilience de notre société. »
À ce jour, la difficulté, pour la Mairie, semble autant résider dans la réalisation du projet que dans l’accompagnement qu’elle en fait auprès des Parisiens, afin de leur rendre accessible les nouveaux enjeux de la souveraineté numérique.
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